La mise en récit des exercices de simulation de crise

La mise en récit des exercices de simulation de crise

Par Natalie Maroun et Didier Heiderich

Article publié en 2018 sur www.communication-sensible.com

Cet article est paru précédemment dans la lettre d'information du Département Risques et Crises de l'INHESJ

Magazine de la communication de crise et sensible | Directeur de la publication: Didier Heiderich - Publication Editeur : Observatoire International des Crises (OIC) - ISSN 2266-6575

A ce jour, fort heureusement, de nombreuses entreprises n’ont connu de la crise que sa simulation. En effet, les exercices de crise font partie des moyens les plus aboutis pour tester un dispositif de crise et entraîner les dirigeants d’une organisation à gérer des événements non souhaités.

Sans eux, un plan de gestion de crise resterait virtuel. Ils sont donc la pierre angulaire de la réalisation et du maintien d’un dispositif de gestion des crises et permettent de matérialiser l’utilisation d’un plan. Cependant, cette expérience est en partie illusoire, car lors d’un exercice de crise, sont simulés à la fois les événements qui se déroulent et les réactions des participants. On demande en effet aux participants de croire aux événements simulés et parfois, la suspension de l’incrédulité opère, le réalisme des événements simulés aidant. On leur demande par ailleurs, de feindre des décisions, des communiqués, de répondre à des appels téléphoniques, d’interagir entre eux, etc., en somme de simuler eux-mêmes une réponse, sachant pertinemment qu’ils sont en train de faire « comme si ». Or, justement cette double simulation ne garantit pas que soient présentes les caractéristiques puissantes d’une crise réelle (l’émotion, le sentiment du véritable péril...), rendant l’exercice souvent artificiel : « dans la vraie vie ce serait différent », commentent parfois les participants. De plus, un exercice de crise s’inscrit dans un système formel, ne serait-ce que la définition d’un cadre spatio-temporel, là où une crise réelle se jouerait de toute approche formelle pour lui préférer une réalité non linéaire. Enfin, la notion d’incertitude, celle qui réside dans toute crise réelle, devra être matérialisée dans un exercice de crise par des paramètres variables et parfois des données manquantes, fruit de l’approche technique des concepteurs du scénario.

Dans cet article, nous nous proposons de réfléchir à la construction des exercices de crise en empruntant à la science du récit, la narratologie, ses notions théoriques, ses catégories, en somme quelques concepts. Il ne s’agit pas de proposer un panorama des théories existantes, ni des écoles de narratologie qui se sont succédées au fil des époques, mais de se donner les moyens de produire des récits de crise, véritables fils conducteurs des exercices de simulation de crise.

Les prérequis d’un exercice de crise : objectifs et vitesse narrative

Une mise en garde s’impose d’entrée de jeu. Un exercice de crise ne saurait être conçu et réalisé sans objectifs préalables : vérifier la connaissance des procédures, l’efficacité d’un schéma d’alerte et de mobilisation, tester la capacité de réaction d’un comité de direction en univers incertain, vérifier la coordination des équipes, éprouver la résistance au stress de l’équipe de crise, tester la chaîne de communication interne et externe ou encore contrôler la coordination internationale des cellules de crise, etc. En somme, deux principales motivations résident derrière la volonté des organisations de « monter » un exercice de crise : tester un dispositif ou entrainer la cellule de crise. Dans les deux cas, l’ampleur de la simulation dépend de multiples facteurs et un exercice de crise peut être minimaliste et être réalisé uniquement « cartes sur table » avec la cellule de crise, alors que certaines simulations en temps réel impliquent, par exemple, les services de secours et la population. Ces exercices sont de nature et de coût très différents : les exercices grandeur nature se veulent surtout opérationnels et exigent la participation d’une part conséquente des effectifs d’une organisation. Les exercices cartes sur table sont plus axés sur la capacité décisionnelle d’une cellule de crise et peuvent s’effectuer en quelques heures.

C’est pourquoi, avant même d’en définir le sujet, concevoir un exercice de crise demande en premier lieu d’en définir les objectifs, définition sans laquelle il est difficile de structurer la trame de la simulation et de construire un scénario de crise valide. La simulation restant un exercice, il est difficilement concevable de multiplier les objectifs ou de chercher à être le plus exhaustif possible, afin de ne pas céder à la tentation du « catalogue » : « voilà tout ce qu’on devrait savoir faire en situation de crise ».

Or, parmi ces objectifs, certains sont difficiles à atteindre, en dehors d’un cadre spatio-temporel bien défini. Par exemple, il est difficile de tester la réaction des services d’urgence, le schéma d’alerte, le fonctionnement du matériel et les primo-réflexes sans réaliser un exercice « temps réel ». Toutefois, ces exercices peuvent limiter la capacité de tester la décision sur le long terme et la résistance d’une stratégie face aux rebondissements. Nous pouvons donc distinguer deux types d’exercices différents, avec des temporalités spécifiques entre des événements se déroulant en temps « réel », et d’autres jouant de la variation de la vitesse narrative. Dans Figures III, Gérard Genette se base sur les représentations dramatiques qui ne permettent pas la même liberté de traitement de la vitesse narrative que celle de la narration, où l’on peut procéder à un ralentissement ou à une accélération du temps. Genette distingue quatre mouvements narratifs, dont une application est possible dans la conception d’un exercice de simulation de crise :

  1. La pause. Les événements s’interrompent pour laisser place à une description statique ou à un discours narratorial. Dans un exercice de crise, cela correspond aux pauses liées à des points de situation imposés dans le scénario.
  2. La scène. Le temps du récit correspond au temps de l’histoire. Il s’agit des fameux « exercices temps réels ».
  3. Le sommaire. Une partie de l’histoire événementielle est résumée dans le récit, ce qui procure un effet d’accélération. Cela permet dans un exercice de crise décisionnel d’accélérer le temps des opérations, ou de fournir le retour du terrain assez rapidement. On peut considérer par exemple, que pendant la nuit, les pompiers ont maitrisé un incendie. Les quelques heures nécessaires à cela seront résumées en quelques lignes.
  4. L’ellipse ou la possibilité de garder sous silence une partie de l’histoire. Un blessé est pris en charge par les services de secours peut déboucher sur une ellipse. Le récit concernant le blessé s’arrête en effet, même si les participants savent pertinemment ce qui est attendu d’eux en termes de communication auprès de sa famille.

Faut-il préciser que ces quatre types de vitesse narrative peuvent être combinés entre eux dans le but de mettre en exergue des événements constitutifs de la simulation, ou laisser aux participants le temps nécessaire à la construction de leur réponse à l’événement ? Ainsi, on pourra accorder plus ou moins de temps, et s’attarder peu ou beaucoup, en fonction des choix textuels que font les concepteurs du scénario de crise pour servir les objectifs préalablement précisés.

Construire un scénario de crise : l’art contre la nature

Le scénario de crise doit être clair, crédible et le plus proche possible de la réalité du terrain. A partir d’un événement initial, se développe un scénario de crise qui se dévoile de minute en minute. Les participants ont à faire la distinction entre les faits conséquents et les éléments parasites. Il leur appartient de décider comment gérer les parties prenantes importantes, des actions à réaliser et ont à prendre l’ensemble des décisions qui seraient nécessaires dans une situation réelle. Le scénario est conçu pour bifurquer en fonction des décisions qui sont prises par les participants. Ces exercices peuvent aller plus loin avec l’aménagement de salles secondaires où des intervenants supplémentaires jouent le rôle des acteurs externes (autorités, etc.), internes (équipes sur le terrain) et la presse.

Mais trop souvent, la construction des scénarios d’un exercice de crise est abandonnée aux gestionnaires de crise. Si ces derniers peuvent décider d’un événement initial et d’événements principaux et secondaires, de tels scénarios souffrent d’être construits comme les scénarios cartographiés en gestion des risques, c’est-à-dire, livrés bruts, sans l’artifice de la narration, sans distinction entre l’histoire et le récit de crise. Or, il est nécessaire de comprendre que l’histoire, la suite des événements et des actions, ne suffit pas à construire un exercice de crise qui nécessite un récit, c’est-à-dire une représentation finale, par le biais d’un narrateur de cette histoire. Afin de comprendre le fonctionnement du récit, nous nous proposons d’en analyser le fonctionnement selon trois catégories :

  1. La distance;

  2. Les fonctions du narrateur ;

  3. La perspective narrative.

Construire un récit, a fortiori de crise, implique de faire des choix techniques dans la narration, afin de créer une représentation verbale de l’histoire, notamment pour gérer « la régulation de l’information narrative », fournie aux lecteurs ou aux participants d’un exercice. Est-il nécessaire de rappeler l’enjeu informationnel d’une crise, où les données sont manquantes, parfois contradictoires ? Cet enjeu est d’autant plus important dans un exercice de crise, qu’il convient de créer une illusion (la mimesis), nécessaire à la levée de l’incrédulité des participants à une simulation de crise, et à qui on demande, comme on le précisait plus haut, de simuler des réactions. L’action même de raconter, par le biais d’un narrateur, permet alors de rendre l’histoire vraisemblable et vivante. Pour Gérard Genette, une instance narrative est donc importante, afin de rendre compte de cet acte fictif du langage qu’est le récit. Le récit dans un scénario de crise ne peut donc pas imiter l’histoire (qu’elle soit réelle, inspirée d’un retour d’expérience par exemple, ou fictive), mais la raconte avec plus ou moins d’implication de l’instance narrative, dans le récit lui-même.

1- La distance

Il s’agit, dans cette catégorie, d’observer la distance entre l’histoire et la personne qui la rapporte, afin de comprendre le degré de précision du récit (de la crise) et l’exactitude des informations. Cela est d’autant plus important dans une simulation de crise, que la cellule de crise qui joue l’exercice est souvent « enfermée » dans une pièce et n’a pas de prise directe avec l’information de crise, qui est filtrée. Dans l’information de crise, nous nous proposons d’inclure à la fois les faits, c’est-à-dire le récit d’événements et les interprétations des faits (ce que dit ou pense un acteur). La distinction entre les faits et l’interprétation des faits, fera l’objet d’une partie dédiée dans notre article dans laquelle l’analyse des biais cognitifs permettra d’en appréhender les enjeux. Gérard Genette distingue quatre types de discours :

  1. Le discours rapporté. Les paroles sont citées littéralement par le narrateur (Exemple : Les pompiers, appelés à 9h05 sont intervenus rapidement et ont pris en charge la victime. Le capitaine m’a appelé et m’a dit « j’ai le regret de vous informer que la victime vient de décéder »).

  2. Le discours transposé, style indirect libre. Les paroles ou les actions du personnage (partie prenante de la crise) sont rapportées par le narrateur sans une matérialisation linguistique (Exemple : Les pompiers, appelés à 9h05 sont intervenus rapidement et ont pris en charge la victime. Le capitaine m’a appelé : la victime est décédée).

  3. Le discours transposé, style indirect. Les paroles ou les actions d’un personnages ont racontées par un narrateur, qui les présente selon son interprétation (Exemple : Les pompiers, appelés à 9h05 sont intervenus rapidement et ont pris en charge la victime. Le capitaine s’est vite adressé à moi (directeur d’usine) et m’a dit que la victime était décédée).

  4. Le discours narrativisé. Les paroles ou les actions d’un personnage sontintégréesàla narration et sont traitées comme un événement (Exemple : Les pompiers, appelés à 9h05 sont intervenus rapidement et ont pris en charge la victime dont ils nous ont appris le décès).

La distance permet donc une transmission de l’information, de la façon la plus précise (une citation textuelle) jusqu’à l’englober dans le récit, avec toutes les imprécisions que permet l’interprétation d’un fait ou d’une parole. Pour les concepteurs d’exercice, le choix de la distance est intéressant dans le traitement de l’enjeu informationnel d’une situation simulée, afin de permettre aux participants un questionnement de la situation, entre ce qui doit être pris pour acté (une déclaration directe d’un officier des services de secours) et la parole d’un directeur, rapportant ce qu’a dit l’officier, et qui omet par conséquent certaines précisions, ou parfois qui en interprète d’autres.

2- Les fonctions du narrateur

A partir de la notion de distance et en nous basant sur les travaux de Genette, nous pouvons citer cinq fonctions de l’entité narrative qui permettent de choisir le degré d’implication, d’intervention du narrateur et par conséquent le degré de précision de son récit des événements

  1. La fonction narrative : fonction naturelle dans un récit, le narrateur a pour tâche de mettre en mots les événements dont il est témoin. Tout acteur de la crise a donc une fonction narrative, dès lors qu’il assume le rôle de relater sa version des faits.

  2. La fonction de régie : le narrateur exerce une fonction de régie lorsqu’il commente l’organisation et l’articulation de son récit, en intervenant au sein de son histoire. Cette fonction de régie peut se manifester lorsqu’une partie prenante met en doute, par exemple, les événements simulés, lors d’un refus d’exercice. Cette fonction peut être difficilement anticipée lors de la conception d’un exercice de crise.

  3. La fonction de communication : le narrateur s’adresse directement au narrataire, afin d’établir ou de maintenir le contact avec lui. Au-delà des interpellations dans les « injects », où un acteur contacte directement un participant, certains éléments textuels rentrent dans cette catégorie. Il s’agit de tous les indices qui permettent à un participant de se sentir impliqué directement dans le récit de la crise simulée. D’où la nécessaire répartition des injects de la crise, en fonction du destinataire, afin de permettre un contact régulier des participants avec les événements narrés.

  4. La fonction testimoniale : le narrateur atteste la vérité de son histoire et le degré de précision de sa narration. Ainsi, il peut avoir recours à des sources d’information qu’il cite, ou exprimer sa certitude voire ses émotions, par rapport aux faits narrés. Cette fonction est des plus importantes quand il convient de brouiller les pistes pour les participants.

  5. La fonction idéologique : le narrateur interrompt son histoire pour apporter un savoir général ou une expertise qui concerne son récit, ajoutant ainsi à son degré d’implication. Le rôle des experts peut entrer dans cette fonction idéologique du récit.

3- La perspective narrative

Souvent appelée focalisation, il s’agit d’une distinction entre une instance qui perçoit l’événement et celle qui la raconte. Véritable piège dans la conception d’un exercice de crise, il arrive que les concepteurs confondent la bible du récit (comprenant toutes les informations relatives aux événements et aux parties prenantes) et le récit lui-même, qui doit être raconté selon un point de vue. Ainsi, dans une cellule de crise réunie, un enjeu majeur de la narration consiste à trouver de façon continue, les artifices qui feront que les informations parviendront aux participants réunis en cellule (dépêches AFP, appels des autorités...). Gérard Genette distingue trois types de focalisations :

✓ La focalisation externe. Le narrateur en sait moins que les personnages. Il agit comme une caméra qui relate les faits des parties prenantes, tels qu’il peut les percevoir, sans avoir accès à leurs pensées.

✓  La focalisation interne. Le narrateur en sait autant que le personnage et les informations fournies aux participants sont donc filtrées par la perception de ce personnage.

✓  la focalisation zéro. Le « narrateur Dieu » connaît les faits, les gestes et les pensées de tous les protagonistes.

L’approfondissement des caractéristiques de l’instance narrative, le choix du mode et de la distance, contribuent à créer un effet différent chez les participants, allant au-delà du simple alignement chronologique de faits, dans l’objectif de produire une forte illusion de réalisme et de vraisemblance.

Créer l’incertitude

Au-delà de son opérationnalité, une simulation de crise a pour enjeu de recréer un univers suffisamment incertain. L’ontologie des crises nous avertit pourtant de l’imprévisible qu’elles recèlent, ce qui devrait être le cas dans les exercices de crise. L’idée consiste toutefois à éviter de simuler une invasion de martiens et à concevoir des exercices crédibles mais aux contours imprévisibles et surprenants. L’observation des crises nous renseigne à ce sujet : si de nombreuses crises se sont révélées surprenantes dans leur forme, une fois qu’elles ont eu lieu, elles paraissaient « évidentes », voire même prévisibles (biais rétrospectif). A partir d’objectifs clairement définis, le scénario principal pourra être fondé sur un thème central, prévu dans la cartographie des risques (par exemple, la perte de moyens de production), associé à une origine et un événement déclencheur exogène (explosion dans une usine mitoyenne d’origine inconnue), un contexte particulier (période d’attentat) et une forte incertitude (réaction des publics et des autorités). Un scénario principal se doit d’avoir plusieurs thèmes, par exemple celui de la continuité d’activité associé à un problème juridique et une pression médiatique. Mais cette donne initiale est insuffisante, car dans la réalité, une situation de crise est jalonnée d’une incertitude fondamentale : un manque d’information associé à des biais cognitifs dans un univers incertain. Cela nous permet de nous interroger sur la nécessité des précisions, des détails superflus (comme la couleur de la porte d’un atelier par exemple), ces notations qui semblent inutiles dans le scénario d’un exercice de crise. Nous sommes tentés d’emprunter à Roland Barthes sa catégorie d’« effet de réel » que rendent ces éléments superflus, en raison de leur inutilité même. Ainsi, alors que la tentation dans la construction d’un scénario de crise est d’aller à l’essentiel, vers une économie de l’information, nous sommes tentés de prôner cet « effet de réel » : si le récit de crise peut se permettre le luxe d’inclure dans son déroulé de l’inutile, cela semble signifier qu’il n’est pas une création artificielle, mais bien un décalque de la réalité, renforçant l’illusion réaliste et par conséquent la vraisemblance du récit. Aux participants revient alors la charge de décider que tel élément est inutile ou insignifiant et que tel autre ne l’est pas, et par conséquent d’interpréter tout élément textuel.

Introduire des biais cognitifs pour s’entraîner à décider en univers incertain

Décider en univers incertain est délicat et passionnant, car les crises sont souvent trompeuses, abusent notre mémoire et nos sens, interdisent la médiocrité, se gaussent des confusions fréquentes et détruisent les organisations orgueilleuses. Prenons, par exemple, la sacrosainte empathie que tous les « experts » peu avertis présentent comme le Graal d’une communication de crise réussie. Sauf que dans la réalité, l’empathie est une fonction cognitive et sociale : les crises le savent bien et la subtile différence entre l’expression de l’empathie et sa textualité, ce qui peut conduire aux erreurs les plus redoutables. Ainsi, pour former l’intrigue, les simulations de crise peuvent a puiser dans le catalogue des erreurs communes et tromper les participants pour approcher la réalité des crises. C’est le rôle attribué à l’insertion de biais cognitifs qui altèrent le raisonnement. Sans en faire un inventaire exhaustif, certains biais, surtout lorsqu’ils se superposent, viennent régulièrement conduire une cellule de crise dans l’erreur et le manque de discernement. Nous pouvons ici évoquer trois cas fréquents :

  • L’erreur liée à la mémoire d’événements récents (ou prévus dans la cartographie des risques). Par exemple, l'effet de récence qui veut que l’on estime une situation à l’aune d’événements récents. Si l’on associe l'effet de récence à l'effet de primauté (qui fait que l'impression générale que l'on a d’une situation de crise est influencée par la première information perçue), ce couple peut devenir un redoutable ennemi du discernement. C’est ce que Christophe Roux-Dufort nomme « la mémoire du futur », que l’on peut illustrer par notre propension actuelle à imaginer que le bruit d’un pétard est celui d’un attentat.

  • La persévérance dans l’erreur. Autre couple redoutable dans une situation de crise : le biais de disponibilité (ou d’ancrage), qui veut que l’on se fie aux informations immédiatement disponibles. Marié au biais de confirmation, soit à notre propension à persévérer dans l’erreur, le biais de disponibilité fera de trois informations, pourtant données au conditionnel, la preuve irréfutable qu’une hypothèse se vérifie, alors que rien ne permet de l’affirmer : Carlos Ghosn en a fait les frais lorsqu’il fut persuadé que trois cadres dirigeants de Renault étaient des espions à la solde de concurrents chinois.

  • La volonté d’y arriver à tout prix. La capacité de décider peut aussi être troublée par la focalisation sur l’objectif : dans un exercice de crise, il suffit de créer une focale pour rendre aveugle la cellule de crise sur l’ensemble de sa vision périphérique. Ainsi, des indices nouveaux qui viennent contredire ce que l’on pense de la situation, peuvent passer inaperçus. Ajouté à un biais d’ancrage avec un soupçon de biais de stabilité (ou le danger d’écarter les hypothèses improbables), une équipe de crise peut foncer droit dans le mur. 

Il n’en demeure pas moins qu’un exercice de crise n’a pas pour volonté de « piéger » les participants, ainsi on prendra soin, lors d’introduction de biais cognitifs, de prévoir dans l’animation la possibilité d’introduire un élément destiné à permettre à la cellule de crise de se rendre compte elle-même de son erreur, si celle-ci persiste.

Détecter les biais cognitifs non prévus dans l’exercice

Outre la volonté d’introduire des biais cognitifs dans un scénario de crise, certains biais viennent directement du fonctionnement de la cellule de crise : il est alors important de savoir les détecter pour les mettre en avant dans le retour d’expérience. Si l’on peut difficilement révéler, lors d’un retour d’expérience, les biais égocentriques - immunité à l'erreur (la tendance à penser qu'on ne peut pas se tromper), celui de la confiance excessive (en soi), l’effet Dunning-Kruger qui conduit les personnes les moins compétentes dans un domaine donné à surestimer leurs compétences (et les plus compétentes à douter) -, d’autres biais sont plus facilement acceptés lors du débriefing :

Le culte de l’expert. Le biais d'autorité est la tendance à surévaluer la valeur de l'opinion d'une personne que l'on considère comme ayant une autorité sur un sujet donné. Cependant, à moins de s’égarer, les situations de crise ne sont pas du ressort de l’expertise unique, mais de la collégialité et d’une vision à 360°. Il est à ce propos nécessaire de préciser que l’expert en gestion de crise, n’existe pas : on ne saurait être à la fois expert en tout et accepter l’incertitude fondamentale des crises et donc de se tromper.

▪ Le faux consensus. L'effet de faux consensus est la tendance à surestimer le nombre de personnes qui partagent une opinion et donc une vision des réponses à apporter à une crise. Une décision peut sembler faire l’unanimité dans une cellule de crise, alors qu’elle peut être minoritaire.

▪ Le silence face au consensus. Face à l'effet de faux consensus, une personne qui voudra mettre en garde la cellule de crise sur la direction qu’elle souhaite prendre pour gérer la crise, finira par ne pas tenter d’affirmer son point de vue, sous l’effet d’un faux consensus même si elle a parfaitement raison.

▪ Le vrai consensus. Il peut être la résultante de ce que les militaires intitulent « le syndrome de la citadelle assiégée », à savoir la propension d’une équipe de crise à imaginer être entourée d’un monde hostile ou incompétent. C’est un terrain favorable au développement d’erreurs d’exégèse du récit de la crise.

D’autre biais cognitifs existent et le lecteur trouvera une littérature abondante sur le sujet : l’important pour toute cellule de crise, réside dans sa capacité à remettre en cause « ce qu’elle pense de la situation », les déductions évidentes mais aussi de réaliser des liens entre des événements, particulièrement là où ils ne se manifestent pas ostensiblement, dans l’espace protéiforme des crises.

Si l’on se fie aux déclarations des pères de la narratologie, l’ambition de la science du récit est d’être une grammaire à partir de laquelle tout récit, quelle que soit son aire linguistique, son contexte de production ou sa finalité, puisse être appréhendé. Nous avons donc postulé que les scénarios de crise pouvaient se prêter à l’exercice de s’intéresser aux récits, non sans interroger le statut épistémologique du récit. Ce qui fait la différence entre un récit et une chronique d’événements agencés selon leur ordonnancement dans le temps, est la présence d’une intrigue, c’est-à-dire la capacité du récit de bifurquer, sa «liberté vertigineuse (...) d’adopter à chaque pas telle ou telle orientation (...) arbitraire, donc de direction ».

Cependant, pour qu’un exercice de crise fonctionne, le récit qu’il véhicule doit être vraisemblable : « le récit vraisemblable est donc un récit dont les actions répondent, comme autant d’applications ou de cas particuliers, à un corps de maximes reçues comme vraies par le public auquel il s’adresse ; mais ces maximes, du fait même qu’elles sont admises, restent le plus souvent implicites. » Cela nécessite par conséquent une détermination rétrograde, celle de la fin par les moyens, des causes par les effets. Or, comment pourrait- on percevoir ce « caractère rétrospectivement synthétique du récit », d’un récit de crise dont le dénouement est caractérisé par l’inachèvement, alors que « le texte narratif est assimilé à une unique phrase syntaxiquement et sémantiquement complète ». Car, à partir d’un moment arbitraire, le récit de la crise telle que simulée, n’obéit plus aux intentions de ses auteurs, devenant alors une trame-alibi pour le récit que construiront les participants à l’exercice, par la narration, c’est-à-dire la mise en intrigue qu’ils feront eux-mêmes des événements. Le véritable récit est celui qui est joué par les participants et non celui écrit, qui comme le scénario d’un film, n’a qu’une existence transitoire.

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Photo de Thom Milkovic

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